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Bleu Bon

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Sur le grand réseau en bleu, il y a plein de choses qui te font peur, des ribambelles de petits doutes et de craintes qui ressemblent parfois à des colères. Tu y joues au chat et au voleur, à la souris et aux gendarmes, tu t’avances à pas de louve quand il se trouve quelqu’un pour crier 1, 2, 3 soleil. Chaque fois que tu désactives ton compte, Shéhérazade crève un peu dans son coin, une branche du récit collectif abattue pour les feux d’hiver en solitaire. Tu aimes bien ça, être toute seule devant le poêle. Tu en as besoin. Alors tu tournes le dos à. Tu fais semblant qu’il n’y a personne au creux des Internets. Sauf que bientôt, quoi ? Bientôt ça te manque, les choses que tu y aimes te manquent. Par exemple : cette deuxième gamine que tu trouves en toi et à laquelle tu t’adresses, dans tes statuts souvent trop longs, en même temps que tu parles aux autres. C’est possible de faire ça sur Facebook, se dire « tu » et que les autres se sentent concernés aussi (comme en littérature ? Ben tiens !). Mais aussi tu aimes : lire François Bon. Lire, regarder, écouter, découvrir, humer, entendre, scruter, parcourir, happer ses textes et ses mots, ses images et ses mouvements, les découvertes qu’il crée, les nouveautés qu’il invente, les trucs qu’il déniche comme on libère un animal d’un abri dont il n’avait pas besoin. Alors ici tu voudrais te dire tu – vous allez pas vous vouvoyer toi & toi, quand même ? – mais ça serait pour lui un peu aussi, et pour les autres. Tous toutes ? Oh allez, oui, tu seras seule plus tard. 

 

Il y a une chose qui t’émerveille, mais vraiment. Presque autant que ces lumières du matin qui barrent les pièces, ou les quais de gare, ou la fin de tes rêves, les seules lumières qui vaillent. C’est comment François fait de l’éphémère un lieu - commun. C’est-à-dire un peu le contraire d’un lieucommun. À l’opposé précisément de ce qu’on dit (le fameux qui dit « on » pour dire), l’éphémère quand il passe dans les pattes et sur le clavier de François, ça devient une expérience qui reste au fond du souvenir, une trace qui vit d’autant plus en toi que sa fugacité a été partagée avec d’autres. Un trait d’humour, une image filante qui tombe de la toile, des mots qui enflent soudain d’être repris, chuchotés, relancés, triturés par d’autres, une lucarne qui s’ouvre sur une bêtise ou une fulgurance, parfois ça fait étincelle dans l’inconscient pareil. Puis ça s’efface, tu es plus loin déjà, à un autre croisement (Facebook c’est un peu Saint-Pierre-des-Corps partout et tout le temps), quand tu reviens tout a changé, le récit, la vidéo, la musique, la petite fable racontée comme si de rien. Y a des pans entiers de la bibliothèque qui se croisent et se combinent sur le mur de François Bon. La bibliothèque au sens large tu veux dire. Celle qui fait retraite et cuisine familiale (tu sais, la table où tu t’attardais pendant que ta mère cuisinait, celle où tu t’imaginais une famille grande comme les amitiés ?), forêt et bancs publics (où on parlerait encore au hasard à celles ceux qu’on y rencontre), meuble de chevet et tablette de train (celle qu’on rabat, celle qu’on allume aussi), salle d’attente et boudoir à l’ancienne (l’angoisse et le désir pareils tendus vers ce qui vient), et même quelques étagères pour ranger les livres des songes. Tu y passes et ça ne dure pas. Tu vois les autres faire de même, et François chez toi parfois. Tu sais que le commun se joue là, lorsqu’il se joue de ta peur et du temps qui passe. Lorsque les imaginaires se rencontrent et se frottent, qu’ils enfilent des formes que tu ne savais pas être de formes. Tu ne comptes plus les voix entendues pour la première fois dans l’espace ouvert battant de François, son mur qui fait bâtiment avec les autres murs, et tout l’arrière-pays du Tiers Livre vers lequel s’ouvre les galeries bleues, faut creuser mais y a tant d’histoires au bout, le temps d’une respiration et tu y es. Certaines de ces voix sont devenues des échos au quotidien ou presque, d’autres n’ont existé que les secondes, les minutes de les lire et de les entendre, même emmêlées oubliées à demi, en sourdine de l’immédiat, elles forment en toi une poche, un réservoir : tu y puises de l’espace, le goût de ce qui vient.

 

Sur le grand réseau en bleu, il y a plein de choses qui te font peur, des ribambelles de petits doutes et de craintes qui ressemblent parfois à des colères. Mais ça fait partie des récits, peut-être, les peurs et les doutes, les craintes et les colères, ça donne du relief à cette longue phrase qui s’enroule autour de ta langue en commun. C’est ce que tu te dis quand tu reviens, quand tu quittes le poêle crépitant de ta retraite, y a toujours des zones d’éphémère pour t’accueillir dans les lieux de François : ça te fait chaud, ça te fait Bleu Bon au cœur et au sourire.

Sophie Jaussi

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Sophie Jaussi, toujours entre la France et la Suisse, Bordeaux et Fribourg, dans les trains et dans les gares (les aéroports parfois, mais brrrrr). L’université, l’enseignement et la thèse d’une main, un peu de création de l’autre, chaque fois que c’est possible. 

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