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J’étais à la fac. C’est classique. 

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À la fac en Lettres Modernes. 

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J’étais à la fac en Lettres Modernes, et dans le livret à couverture rouge distribué pendant l’été on nous proposait une option “Littérature du XXe siècle”. Depuis longtemps je savais que c’était ça que je voulais étudier en priorité, la littérature du XXe siècle. D’ailleurs, celle du XXIe qui venait de démarrer aussi, mais mon prof, à l’époque, disait qu’il fallait attendre d’avoir du recul avant de savoir exactement quand avait commencé le XXIe siècle… On pourrait croire que c’est une question de date mais non, en fait. Ça ne suffisait pas d’être après 2000. Des chiffres, ça ne suffit pas à faire un siècle. 

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Je lisais. En cours de littérature du XXe siècle on a lu Daewoo de François Bon. Et si moi d’habitude les voitures ça ne me disait absolument rien, là ça me parlait, c’était fou. Parce qu’il n’était pas question de voitures, mais d’autres machines d’autres assemblages et de ceux, de celles surtout, qui les construisaient. À mesure qu’on avançait dans le texte je voyais apparaître dans les lettres les visages de mes voisins, de ma maman de mon frère, liés forcément aux usines de décolletage de la vallée de l’Arve. Je l’ai appris à peu près à ce moment-là, que tout le monde ne savait pas ce que c’était, le « décolletage ». Que ça n’allait pas de soi. Moi j’avais cru que tout le monde savait, comme j’avais grandi avec ce nom-là répété dans les oreilles au moins une fois par jour. Là je lisais Daewoo, et de ma chaise qui craquait dans une petite salle du campus de Saint-Étienne à cette ville de Haute-Savoie où je retournais voir mes parents, mes amis, il y avait un trait d’union. “Enfin”, j’ai pensé.

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Peut-être que ce sont les livres de rupture qui répare notre vie, notre continuité.

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J’ai su que j’aimais cette écriture alors j’ai lu Sortie d’usine, en cours d’histoire littéraire on nous avait dit que c’était un livre tellement important. Je l’ai lu comme ça, pas au hasard alors bien sûr que je lui ai donné d’entrée un statut. 

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Et puis j’ai pu prendre une option encore plus rare que la littérature contemporaine, j’ai pu prendre des ateliers d’écriture. J’avais emprunté Tous les mots sont adultes à la bibliothèque universitaire, je l’ai lu et relu, j’ai cité des passages dans quelques devoirs que j’ai rendus. Mais surtout je me disais : un titre comme ça, c’est une bibliothèque à lui tout seul. 

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Tous les mots sont adultes, et les miens le sont devenus aussi, année après année. Tous les mots sont devenus adultes. On ne se fait jamais tout seul.

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Lou Sarabadzic

Lou Sarabadzic_Photo credit Paul Stringe

Lou Sarabadzic est une romancière, poète, et blogueuse française vivant au Royaume-Uni depuis une dizaine d’années. Elle tweete @lousarabadzic.

Photo : Paul Stringer

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