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Pour François,

Un Harms que je n'ai pas publié sur FB...
 

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Cette fleur-ci, ça ferait joli de la mettre là. Ou comme ça, peut-être, ce serait mieux ? Non, comme ça, j’ai l’impression, ça fait trop bariolé. Et si j’éteins cette lampe et que j’allume celle-là ? Là, c’est déjà mieux. Maintenant, on va mettre le chemin de table ici, ici on pose la bouteille, ici les verres, ici le petit vase, ici la saucière, ici le petit bocal, et, là, le pain. C’est très joli ! Elle aime bien les bonnes choses. Maintenant, il faut faire en sorte qu’il n’y ait qu’un seul endroit confortable. C'est là qu’elle va s’asseoir. Et moi, je m’assoirai le plus près possible. Tiens, je mets cette chaise, là, ici. Comme par hasard, je n’aurai nulle part ailleurs où m’asseoir et je me retrouverai à côté d’elle. Et quand je lui ouvrirai la porte, ce sera comme si j’étais en train de dresser la table et je n’ai pas eu le temps de disposer les chaises. Ça aura l’air complètement naturel. Et après, quand je me retrouverai à côté d’elle, je dirai : “Comme c’est bien d’être assis à côté de vous.” Elle dira : “Qu’est-ce qu’il y a de bien là-dedans ?” Je dirai : “Vous savez, simplement, c’est avec vous que je me sens le mieux. Je crois que je suis un peu amoureux de vous.” Elle dira... Ou non, elle sera tout simplement confuse et elle rougira ou elle baissera la tête. Et moi, de cette place-ci, je me pencherai vers elle et je dirai : “Vous savez, je suis simplement tombé amoureux de vous. Pardonnez-moi.” Si, là non plus, elle ne dit rien, je me pencherai vers elle plus près. Bien sûr, ce serait mieux de m’asseoir à côté d'elle sur le divan. Mais ça peut lui faire peur. Il faudra le faire depuis la chaise. Mais est-ce que je pourrais la toucher, d'ici ? Si elle se tient droite, je pense que je pourrai la toucher, mais si elle s’écarte vers le mur, là, je risque de ne pas pouvoir. Je lui dirai : “Maria Ivanovna, vous m’autorisez à tomber amoureux de vous ?”, — non, ça, c’est bête ! Il vaut mieux que je dise : “Maria Ivanovna ! Est-ce une bonne chose que notre amitié devienne ça ?” Non, ça non plus, ça ne va pas. En général, il faut que je l’embrasse, mais que ça se fasse pas à pas. À la va comme je te pousse, ce n’est pas possible.


 

                Entre Ilia Sémionovitch.

 

ILIA SEMIONOVITCH. — Pétia, tu n’attends pas de visite aujourd’hui ?

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Si, tonton, j’attends de la visite.

ILIA SEMIONOVITCH. — De qui ?

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — D’une dame que je connais.

ILIA SEMIONOVITCH. — Et moi, je marchais, là, dans la rue, je me demandais : et quoi si les gens, sur leur tête, au lieu de leurs cheveux, ils avaient du fil de cuivre ?

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Pour quoi faire, tonton ?

ILIA SEMIONOVITCH. — Mais ce serait magnifique ! Tu m’imagines, à la place de tes cheveux, tu aurais un fil de cuivre tout éclatant ! Tu sais, ça t’irait comme un gant ! Mais pas du fil fin — du gros fil. Plus fort que celui de la sonnette ! Et ce qui serait encore mieux, ce n’est pas du fil, c'est des clous.  Des clous de cuivre ! Avec leurs têtes, même. Et tu sais quoi ? Pas en cuivre, plutôt, parce que ça ferait comme des cheveux roux, mais en platine, plutôt. Laisse-moi te commander des perruques comme ça !

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Non, ça ne me dit rien.

ILIA SEMIONOVITCH. — Tu as tort. Tu ne vois pas la chose. Ah ! (Il renverse le vase avec la fleur.)

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Non, mais regarde, j’attends des invités et toi tu casses tout. Et la nappe qui est toute mouillée.

ILIA SEMIONOVITCH. — Vite, Pétia, débarrasse toute la table. On va retourner la nappe dans l’autre sens, et, ici, on met un plat.

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Attends, pas la peine de débarrasser.

ILIA SEMIONOVITCH. — Non, non, il faut tourner la nappe. Où je mets ça ?

 

        Il pose le plat de salade par terre.

 

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Qu’est-ce que tu veux faire ?

ILIA SEMIONOVITCH. — Tout de suite. Tout de suite !

 

            Il débarrasse toute la table.

 

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Tonton ! Tonton ! Laissez ça !

 

            On sonne.

 

La voilà !

ILIA SEMIONOVITCH. — Vite, retourne la nappe ! (Il met le pied dans la salade.) Oh, mon Dieu ! J’ai mis le pied dans la salade !

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Mais qu’est-ce que vous êtes allé faire !

ILIA SEMIONOVITCH. — Une serpillère ! Tout est en ordre. Apporte une serpillière et va ouvrir la porte. (Il fait tomber une chaise.)

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Attention, vous avez renversé le sucre !

ILIA SEMIONOVITCH. — Ce n’est rien. Donne vite la serpillière !

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — C’est affreux. (Il ramasse les assiettes par terre.) Qu’est-ce que vous faites ?

ILIA SEMIONOVITCH. — J’ai renversé un peu de vin, là, mais j’essuie le divan tout de suite avec mon mouchoir.

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Mais ne faites rien, plutôt. (On sonne.)

Laissez tout comme c’est ! (Il se précipite dehors.)

ILIA SEMIONOVITCH. — Dis-lui que je suis ton tonton, ou, plutôt, dis-lui que je suis ton cousin. (Il enlève les assiettes sur la table et les pose sur le divan.) La nappe, dehors ! Maintenant, on peut tout remettre. (Il jette la nappe par terre et pose sur la table les plats qu’il a ramassés par terre.) Nom d’un chien, tout le plancher est plein de salade.

 

        Entre Maria Ivanovna, en manteau, suivie par Piotr Mikhaïlovitch.

 

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Entrez, Maria Ivanovna. C’est mon tonton. Faites connaissance.

ILIA SEMIONOVITCH. — Je suis le tonton de Pétia. Enchanté. Nous n’avons pas eu le temps de dresser la table, Pétia et moi… Attention, il y a de la salade par terre !

MARIA IVANOVNA. — Je vous remercie.

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Ôtez votre manteau.

ILIA SEMIONOVITCH. — Laissez-moi vous aider.

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Mais ne vous inquiétez pas, tonton, je suis déjà en train d'aider Maria Ivanovna.

ILIA SEMIONOVITCH. — Pardon, nous n’avons pas encore dressé la table. (Il s’emmêle les pieds dans la nappe.)

MARIA IVANOVNA. — Vous allez tomber ! (Elle rit.)

ILIA SEMIONOVITCH. — Pardon, je pensais qu’il n’y avait rien, là, mais il y a cette nappe qui est tombée de la table. Pétia, redresse cette chaise.

MARIA IVANOVNA. — Laissez, je me déchausse toute seule.

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Permettez-moi. Ça, au moins, je sais faire.

ILIA SEMIONOVITCH. — Tonton, remettez plutôt cette chaise où elle était.

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Bien, bien ! (il place la chaise contre le mur.)

 

    Silence. Tout le monde reste immobile. Il se passe une minute.

 

ILIA SEMIONOVITCH. 

    J’aime la coiffure avec une raie

    J’ai envie d’avoir sur ma tête une haie.

    J’ai très envie d'avoir sur ma tête une haie

    Qui séparerait par le milieu mes cheveux avec une raie.

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Là, vraiment, tonton, vous êtes allé chercher quelque chose de très étrange. 

MARIA IVANOVNA. — Je peux m’asseoir ici ?

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Bien sûr. Bien sûr. Asseyez-vous.

ILIA SEMIONOVITCH. — Asseyez-vous bien sûr ! Bien sûr !

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Tonton !

ILIA SEMIONOVITCH. — Oui oui oui.

 

        Maria Ivanovna s’assied sur le divan. 

        Le tonton sort un marteau de sa bouche.

 

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Qu’est-ce que c’est ?

ILIA SEMIONOVITCH. — Un marteau.

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Qu’est-ce que vous avez fait ? Vous l’avez sorti de votre bouche ?

ILIA SEMIONOVITCH. — Non, non, ce n’est rien du tout !

MARIA IVANOVNA. — C’est un tour de magie ?

MARIA IVANOVNA. — Je me sens comme mal à l’aise.

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Je dresse la table tout de suite et tout ira mieux.

MARIA IVANOVNA. — Non, Piotr Mikhaïlovitch, vous êtes affreux.

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Moi ! Pourquoi je suis affreux ?

MARIA IVANOVNA. — C’est affreux ! C’est affreux ! (Le tonton sort de la pièce sur la pointe des pieds.)

MARIA IVANOVNA. — Pourquoi est-il sorti sur la pointe des pieds ?

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Je suis très heureux qu’il soit sorti. (Il dresse la table.) Excusez-moi, je vous en prie, pour le désordre.

MARIA IVANOVNA. — J’allais chez vous, je me disais qu’il vaudrait mieux que je n’y aille pas. Il faut écouter ses pressentiments.

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Au contraire, c’est très bien que vous soyez venue.

MARIA IVANOVNA. — Je ne sais pas, je ne sais pas.

 

            Piotr Mikhaïlovitch continue de dresser la table.

 

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Il y a de la salade partout sur la table ! Et ce sucre par terre ! Vous entendez comme ça craque sous les pieds ? C’est vraiment contrariant ! Dès demain, vous raconterez à tout le monde comment ça s’est passé chez moi.

MARIA IVANOVNA. — Il y a peut-être des gens à qui je raconterai, oui.

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Vous voulez un verre de vin ?

MARIA IVANOVNA. — Non, merci, je ne boirai pas de vin. Faites-moi une tartine au fromage.

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Vous voulez du thé ?

MARIA IVANOVNA. — Non, il ne vaut mieux pas. Je veux partir très vite. Mais seulement ne me raccompagnez pas.

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Je ne sais pas ce que je dois faire. Je suis paralysé.

MARIA IVANOVNA. — Oui, oui, il vaut mieux que je parte.

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Non, à mon avis, il vaut mieux que vous ne partiez pas tout de suite. Vous devez généreusement me pardonner...

MARIA IVANOVNA. — Pourquoi me parlez-vous comme ça ?

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Bah, je vous parle comme ça exprès.

MARIA IVANOVNA. — Non, c’est simplement affreux, tout ça.

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Affreux ? Affreux ! Affreux !

 

            Silence.

 

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Tout ça me plaît terriblement ! Ça me plaît d’être assis avec vous précisément comme ça.

MARIA IVANOVNA. — Moi aussi.

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Vous, vous plaisantez, et, moi, je vous dis la vérité. Je vous jure que ça me plaît.

MARIA IVANOVNA. — Il fait assez frais chez vous (elle sort un marteau de sa bouche.)

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Qu’est-ce que c’est ?

MARIA IVANOVNA. — Un marteau.

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. — Qu’est-ce que vous avez fait ? Vous l’avez sorti de votre bouche !

MARIA IVANOVNA. — Il m’a dérangée toute la journée, ici, là (elle montre sa gorge.)

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. —

    Vous voyez dans mes yeux des rayons étirés

    Ils ruissellent comme des nattes

    Et c’est tout un jardin qui bruit dans mes oreilles

    Les branches se frottent l’une contre l'autre,

    Les cimes remuent dans le vent

    Et vos yeux clairs

    Comme des cruches incompréhensibles

    Me viennent la nuit en rêve. Mon Dieu !

MARIA IVANOVNA. 

    Pourquoi dites-vous cela ?

    Je ne comprends pas ce que vous dites.

    Vous vous moquez de moi, tout simplement

    Vous êtes l’épervier moi le bouvreuil

    Vous me regardez avec trop de passion

    Et votre souffle est trop précipité

    Ah, ne regardez pas comme ça ! Laissez !

    Vous entendez ?

PIOTR MIKHAÏLOVITCH. —

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                                    1933.

André Markowicz, né 1960.

Écrit. Aime beaucoup François Bon.

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