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Les Livres nos vies notre amitié

Dans la dernière période, et sans que nous l’ayons décidé, c’est aux abords des gares que François Bon et moi avons tendance à nous croiser et à échanger, la dernière fois dans une brasserie de l’avenue du Maine à un jet de pierre de Montparnasse, et celle d’avant en face du parvis de Saint-Jean à la terrasse d’un établissement avec boiseries velours et faïences Vieillard, il faut admettre que nous sommes de drôles d’oiseaux, résolument migrateurs, de la tendance chambres d’hôtel pour commerciaux correspondances ferroviaires et cafés froids, peut-être que je parle pour moi, néanmoins c’est ainsi que je le vois, François, l’œil vif pour découper un cadre et faire scansion dans la grise et quotidienne réalité défilant derrière les vitres des compartiments où nous échouons, lui et moi, tôt le matin pour nous rendre là où l’on nous attend et où nous nous démenons, tant l’enjeu est de taille, l’écriture la création, leurs pratiques et leurs histoires, non pas la vie dans les livres ou à travers eux, mais un même élan une même énergie, les livres nos vies car nous avons du souffle et de la voix, et nos carcasses demeurent solides même si nos peaux et visages sont maintenant parcheminés.

 

Nous nous connaissons depuis nos années étudiantes, sur le campus bordelais lui était élève de l’école normale supérieure des arts et métiers, je fréquentais la faculté des lettres, les filières que nous suivions ne nous prédisposaient pas à nous rencontrer or nous militions, nous étions des camarades et des « copains d’orga », quelque chose d’ineffable a été semé, amis indépendamment des kilomètres de rails figés entre nos espoirs et nos défaites, je suis persuadé qu’à cette heure peu saisissent la charge qui alors distinguait ces termes et expressions. À moins que ma mémoire me joue des tours, je ne crois pas que nous nous soyons heurtés lorsque j’ai pris la tangente m’éloignant des vérités imprimées dans les colonnes de l’organe central que nous vendions à la criée à l’entrée des restaurants universitaires et le dimanche sur les marchés, et de celles que nous récitions, avec plus ou moins de bonheur, ou de facilité, cela dépendait des assiettes psychologiques, aux réunions des cercles et des cellules auxquelles nous appartenions, en ces temps en effet avec quelques-uns je me suis efforcé d’ouvrir les yeux du plus grand nombre d’entre nous quant à la ligne et au programme dont nous avions à être normalement les propagandistes, persuadé que notre projet de gagner des alliés issus de la petite bourgeoisie intellectuelle au combat de classe impliquait de nous arrimer à l’antihumanisme théorique et à la Chine de la révolution culturelle prolétarienne, cette entreprise dans laquelle je me suis engagé, et que d’aucuns ont qualifiée de dérive gauchiste, m’a conduit à un périlleux exercice d’équilibre, un pied dedans un autre dehors, la tête et le cœur blackboulés, en proie à une schizophrénie de la raison et du sentiment, puisque le débordement auquel nous aspirions exigeait de prendre des poings aux appareils réformistes afin de les gagner à ce que nous imaginions être la cause du peuple. 


Nous n’étions pas sur la même rive et fort heureusement le cours de nos existences nous a épargné ruptures injures et horions, une bonne étoile forcément à cinq branches nous a préservés de tout affrontement, j’en remercie le dieu des athées et celui des rencontres, et quand avec mon casier judiciaire flétri par l’article 314 du code pénal j’ai vogué vers des cieux africains et que je m’y suis installé, ce sont ses textes, et d’abord Sortie d’usine, qui ont maintenu le lien affectif noué, le ressort de la littérature se révélant plus efficient que le « nétant » qui nous vrille, en cet instant je veux par conséquent dire à François combien une matinée il m’a ému en me confiant que j’avais été celui dont la parole mal entendue sur le moment l’avait incité à lire les bouquins qu’il nous aurait été interdit à l’un et à l’autre d’ouvrir si nous étions restés attachés à nos pauvres certitudes, et j’ajouterai que je serais des plus heureux si bientôt nous nous réunissions à Bordeaux pour écrire parler danser jouer et vivre ce fichu campus, juste pour communiquer et transmettre à celles et ceux qui nous lisent et écoutent l’inextinguible soif d’aimer et de jouir que nous y avons contractée. 

Jean-Michel Devésa

JMDe vesa par Loïs Muegen.jpg

Professeur des Universités et écrivain.

Son champ d’intervention englobe les productions littéraires et artistiques de l’extrême contemporain (depuis 2000 jusqu’à aujourd’hui) de l’espace francophone : la littérature française, l’ensemble des littératures africaines en français, la littérature suisse romande, la littérature caribéenne en français, la littérature québécoise.

Il a publié un journal aujourd’hui indisponible (Le Regard figé de l’Histoire, Journal de Hambourg 2 avril-11 juillet 2012, Le Fidelaire, Éditions Monplaisir, 2013 [épuisé]) et, plus récemment, deux romans Bordeaux la mémoire des pierres (Édition Mollat, 2015) et Une fille d’Alger (Édition Mollat, 2018), ainsi que des nouvelles. Un récit court (L’Empreinte du souvenir) est paru en 2019 aux éditions maelstrÖm, à Bruxelles.

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