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En vrac

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Je ne me souviens plus exactement, mais cela doit remonter à environ dix ans quand tu intervenais à la fac de lettres et langues de Poitiers pour animer des ateliers d’écriture. Nous étions attablés dans la cafétéria universitaire, encore animée par les appels tonitruants du personnel indiquant que ta « pizza exceptionnelle » était prête, Stéphane, mon collègue, venait de faire les présentations, et puis toi, tu enchaînais aussitôt pour te plaindre de la mollesse des étudiants qu’on t’avait confiés.

En fait, toutes nos rencontres ultérieures sont restées un peu comme des flashs dans une histoire qui s’est transformée en amitié sans être débordante, plutôt comme une sorte de piste marquée par des flèches de souvenirs sans qu’elle ait une direction précise ni une seule voie. Car si tu pouvais te plaindre par moment des étudiants (ou encore plus fréquemment des vicissitudes de notre administration), tu ne pouvais pas moins en faire des éloges (pas de l’administration évidemment) pour avoir eu des contacts avec certains parmi eux par la suite.  

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Pendant tout ce temps des ateliers, les passages à la cafétéria sont devenus des moments de rencontres et d’échanges que je ne voudrais pas manquer, toujours inspirants sans être consensuels. Je crois qu’on a suffisamment d’histoires communes à partager, ce qui sert comme une sorte de liant, des histoires de Berlin, d’Allemands morts depuis longtemps, mais hantant encore les consciences comme l’ange benjaminien. Une fois, tu m’as surpris avec un écho sur le tiers livre, croisant Rilke et Kittler, ce gros bouquin rouge et noir que je sors de temps en temps pour me rappeler l’organisation de mes pensées.

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Puis, les rencontres sont devenues plus irrégulières plus espacées dans le temps, là-dessus nous avions développé une nouvelle formation de master autour des métiers du livre qui, si tu t’y étais intéressé dans un premier  temps, ne correspondait pas à tes préoccupations du moment, pas assez “après le livre”, pas assez web et méta ou simplement trop physique à ton goût. Donc fini plus ou moins les interventions à Poitiers et les mercredis à la cafet, ayant pris du coup un peu de patine avec l’âge, les annonces par micro des pizzas et autre encas chauds ayant cédé la place aux bipeurs, signe de l’avancement de la robotisation. Mais comme Vilém Flusser, autre sujet de nos discussions, l’a bien dit, il n’y a rien d’irréversible dans ces choix, c’est à nous de ne pas nous laisser abrutir par des objets fonctionnellement simples, mais structurellement complexes, qui font cette promesse de nous débarrasser de notre pensée complexe en nous invitant à nous laisser guider par eux. 

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L’absence de ces discussions de vive voix à coup de bouquins interposés n’empêche pas bien sûr les échanges dans notre monde hyperconnecté, mais ils se font d’une manière plus décalés, à sens unique aussi quand cela m’arrive d’attraper par-ci par-là une publication de toi sur YouTube, Twitter, Instagram ou Facebook, ou encore à la source le tiers livre, ce sont des discussions un peu diluées dans le nombre croissant de followers, ou sur le mode monosyllabique imposé par les réseaux, pratiquement incontournables, le seul contre-exemple persévérant dans une sorte de résistance à cette contrainte doit être André Markowicz, ce qui n’empêche pas qu’il en essuie aussi des plâtres. Même les publications longues ne veulent pas dire lecture longue et encore moins réponse aussi longue qu’il faudrait pour réagir à sa complexité, car, et cela est valable dans toute situation communicationnelle, chaque interlocuteur a toujours le choix de réagir à un contenu (d’une manière plus ou moins restreinte) ou à l’intention qu’il suppose derrière les mots, ou en mélangeant les deux. Rien n’est fait pour rendre une communication facile, si l’on exclut celles des armes, et les nôtres ne font pas l’exception. 

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D’un autre côté, sans toi je n’aurais probablement pas réactivé mon compte Facebook qui, s’il existait parce qu’un ami m’avait un peu forcé le matin pour pouvoir regarder ses photos de vacances, était resté en stand-by jusqu’à ce que tu me montres que j’en pourrais faire un outil professionnel. Comme cela, j’y suis entré par ton réseau, des auteurs, des autrices, des éditeurs et éditrices, bref des gens de lettres et du métier. Du même coup, ma liste de contacts ne s’est privatisée que bien plus tard, quand j’ai rencontré une grande partie de ces gens aussi dans la vraie vie, lors des festivals, rencontres littéraires, ou lors de nos propres manifestations culturelles, pour lesquelles ce réseau était aussi devenu un carnet d’adresses. C’est toi encore qui m’avais introduit chez les remueurs avant de t’éclipser, des relations qui n’ont pas arrêté de s’intensifier. Les nuits remue, les échanges, un colloque, les premiers intervenants dans le master comme Joachim, Daniel, puis Guénaël et Gwen, c’est directement ou indirectement lié à notre rencontre, et il y a même eu une étudiante, Morgane, passée par publie.net et aujourd’hui employée de la maison Gracq. Ton ombre et tes activités, créant des liens multiples, ont participé et participent toujours à ce que je fais et me font avancer d’une certaine manière. Si je ne te vois plus tellement en vrai, je n’arrête pas de regarder tes vidéos, entre stupéfaction et admiration pour ton énergie débordante, et d’en profiter pour les montrer et  les décortiquer dans mes cours. 

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Comme je te vois te plaindre aussi et pas en dernier sur cet âge limite qui t’éjecte de ton école d’art où tu avais trouvé un refuge sur le tard, je te rappelle que la vie ne se termine pas au départ à la retraite, d’ailleurs cela approche aussi pour moi à grands pas. Ce n’est rien qu’une autre césure comme on en a déjà connu, provoquées par soi-même ou imposées par d’autres. Et puis il va bien falloir laisser la place aux jeunes, d’autant plus que nous vivons dans société vieillissante. 

Martin Rass

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Martin Rass, dans sa position de non-penseur pris sur les fait par François Bon à Montpellier, lors du colloque « François Bon à l’œuvre » (29-30/11/2013) 

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